Réalisateur en 2009 du fascinant L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, documentaire retraçant l’histoire tumultueuse d’un film inachevé, Serge Bromberg est aussi un artisan de l’ombre passionné aux multiples casquettes. Directeur du festival d’animation d’Annecy pendant une dizaine d’années, auteur et animateur d’émissions de cinéma (il animait notamment «Cellulo» sur France 5), animateur de ciné-concerts, il est l’un des acteurs majeurs de la restauration de films dans le monde.
Avec sa société Lobster Films, il a ainsi restauré et réédité de nombreux trésors du cinéma, du Voyage dans la lune de Georges Méliès à des classiques hollywoodiens comme Charade de Stanley Donen (1963). Par téléphone, cet aventurier cinéphile nous a raconté son amour du cinéma et son combat pour faire redécouvrir des œuvres oubliées.
D’où vient ce goût pour les perles rares, oubliées, notamment de l’époque du cinéma muet et classique ?
Depuis l’âge de 10 ans, je suis passionné de cinéma, et avant tout passionné de cinéma perdu, retrouvé… Dans ma jeunesse, j’ai découvert les films des années 1970 à mesure qu’ils sortaient, et acquis une connaissance du cinéma des premiers temps (antérieur aux années 1950) grâce à des gens qui en avaient alors la nostalgie. Ce que j’aime, c’est faire partager cette sorte de connaissance universelle – disons plutôt, cette connaissance très large et sans arrière-pensée, qui couvre les films anciens, moins anciens ou contemporains. Pour certains, un «vieux film», si la notion de «vieux film» existait, c’est un film muet ou bien un film en noir et blanc. Mais pour les enfants, E. T. l’extra-terrestre (de Steven Spielberg, sorti en 1982, ndlr) c’est une antiquité !
Depuis 125 ans, on tourne des films absolument éblouissants, et il est normal que les générations actuelles ne se souviennent pas de ce que leurs parents ont aimé. Leur espace de curiosité et de connaissance s’arrête là où cesse la chaîne de connaissance qui a bâti leur culture. Bertrand Tavernier dit – et il a bien raison – qu’il n’y a pas de vielles pièces de théâtres ou de vieilles musiques, il n’y a que Shakespeare, Beethoven et Mozart. Au cinéma, c’est exactement pareil. C’est pour ça que je désire faire partager aux gens des films qu’ils n’ont jamais connus, ou qui se seraient simplement noyés quelque part dans la nuit des temps. Cela va des objets de cinéma les plus obscurs, mais toujours très drôles, passionnants, aux choses plus classiques mais invisibles.
Vous avez créé Lobster Films en 1985, société de restauration, d’édition et de production qui a par exemple restauré les films de Georges Méliès, J’accuse d’Abel Gance (1937), L’Homme à la caméra de Dziga Vertov (1929) et l’intégralité des films de Charlie Chaplin. Des œuvres très différentes mais toutes, à leur façon, novatrices. Cette modernité est un critère de sélection de votre catalogue ?
Il est clair que les films que nous proposons, nous les proposons au présent. Il ne s’agit pas de dire: «Regardez ces films, ils étaient très importants au moment où ils sont sortis», mais plutôt: «Regardez ce film dont vous n’avez jamais entendu parler, il est incroyable». Notre démarche va à contre-courant de la nostalgie, ou de toutes ces rééditions un peu prétentieuses qui plaquent un discours sur des oeuvres souvent très simples. On trouve toujours des spécialistes ou des experts qui en savent beaucoup plus que nous. D’une certaine manière, nous sommes un peu plus « primaires ».
S’il y a deux ou trois choses indispensables pour mieux cerner le film, nous allons les préciser, car les images et les modes changent donc il est évident qu’il faille réexpliquer le contexte pour rendre au film sa dimension extraordinaire. Mais fondamentalement, ce que l’on dit, c’est que ces films-là, tournés pendant les 125 dernières années, sont toujours d’une modernité incroyable. Certains films tournés il y a une semaine sont déjà vieux, alors que les œuvres de Buster Keaton ou de Charlie Chaplin sont tellement éblouissantes qu’elles sont entrées dans l’éternité.
Une petite anecdote à propos de Gertie le dinosaure (1914), du dessinateur de bande-dessiné Winsor McCay, illustre très bien cette idée. C’est un film muet où l’on voit un dinosaure marcher, lever la patte, que j’ai toujours trouvé d’un grand ennui. Un jour, mon ami John Canemaker (spécialiste américain du cinéma d’animation, ndlr) a retrouvé les carnets personnels de Winsor McCay, et avec eux la clé du secret : ce film n’était pas fait pour être regardé tout seul, mais dans une salle de spectacle ! Il fallait que sur scène, à côté de l’écran, il y ait un dompteur qui fasse semblant d’apprivoiser le dinosaure animé. Et tout à coup, le film prend une dimension extraordinaire : Winsor Mc Cay avait inventé le cinéma interactif en 1914, 15 ans avant l’invention du cinéma sonore. Notre travail réside ici : chercher des trésors perdus pour les faire revivre au présent. Lobster Films est un outil, un moyen d’y arriver. J’anime aujourd’hui une équipe d’une trentaine de personnes et nous sommes tous dévoués, entièrement orientés vers la découverte joyeuse et gourmande du cinéma dans ce qu’il a de plus extraordinaire. Notre travail consiste à restaurer, à trouver les financements et les moyens de diffuser ces films au présent . En quelque sorte, ce que nous restaurons, c’est surtout, surtout… le spectateur !
Avec toujours un souci de diversité.
Oui, nous avons beaucoup de dessins animés, mais aussi L’Adieu aux Armes de Frank Borzage (1932), les films de Guy Gilles des années 1960 qui sont de purs films de la Nouvelle Vague… Nous avons aussi dans notre catalogue La Fiancée du pirate de Nelly Kaplan (1969), les films de Claude Makovsky, Charade de Stanley Donen (1963) avec Cary Grant et Audrey Hepburn, et tout le catalogue RKO : Citizen Kane d’Orson Welles (1941), le King Kong de 1933, les films de Fred Astaire et Ginger Rogers mais aussi les John Wayne des années 1940 en Technicolor…
Restaurer ces œuvres, c’est entreprendre un travail quasi archéologique. Qu’est-ce qui vous fascine dans ce travail de fouille ?
Le cinéma est un prétexte à la rencontre, au partage, à la découverte et à l’échange. La moitié des films tournés dans l’histoire du cinéma a aujourd’hui totalement disparu. Les copies distribuées s’abîment, in fine elles sont détruites quand la distribution s’achève. Le négatif doit théoriquement rester l’élément de référence, mais les sociétés qui en sont propriétaires ont souvent fait faillite.
Puis quand le cinéma sonore est arrivé, les négatifs de films muets ont perdu toute leur valeur : Universal a détruit trente années de son histoire, Fox a subi un immense incendie de ses stocks et tous ses films antérieurs à 1937 ont disparu… Sans parler des films perdus d’Alfred Hitchcock, des Marx Brothers, de Jean Renoir, de Friedrich Wilhelm Murnau…Plus on remonte dans le temps, moins les négatifs originaux existent. Et à moins d’engager une restauration très intensive, on ne peut plus revoir les films du tout. Paradoxalement, avec les fichiers numérique très éphémères et périssables d’aujourd’hui, il y a encore beaucoup de films qui s’égarent.
Comment luttez-vous contre cette disparition ?
Si les négatifs originaux n’existent plus, nous faisons tout un travail chez Lobster Films qui consiste à retrouver des copies dans les greniers, les caves, les brocantes. A vos lecteurs, je lance un appel : si vous avez des vieilles bobines, si vous connaissez des gens qui en ont, appelez-nous, car c’est peut-être un film perdu de Walt Disney, de Yasujirō Ozu, d’Ernst Lubitsch.
Récemment, nous avons ainsi réussi à restaurer l’intégralité du premier film de Billy Wilder, qui figurez-vous est un film français avec Danielle Darrieux. Ou encore Bardelys le Magnifique, chef d’oeuvre invisible de 1926 de King Vidor avec John Gilbert, et joyau de la Metro Goldwyn Mayer. Nous l’avons découvert il y a quelques années dans le grenier d’une maison abandonnée dans l’Orne, dans des boites pratiquement tombées en poussière, et notre restauration a été projetée au festival de Berlin cette année, dans une salle pleine à craquer.
Quelle place joue aujourd’hui le numérique dans la restauration de votre catalogue ?
Le numérique est partout. Tant qu’on n’oublie pas qu’il n’est qu’un outil, un format de production et de diffusion, il faut l’utiliser sans complexe. Dans une restauration, il faut toujours savoir jusqu’où aller, ne pas aller trop loin. C’est un peu comme toutes les technologies : je ne crois pas que Jean Renoir ait voulu tourner ses films spécifiquement en 35mm : il les a tournés dans ce format parce que les contraintes de l’époque le lui imposaient. Le 35mm apporte un rendu particulier, magnifique, mais le numérique permet d’éviter d’avoir des débuts et des fins de bobine pleine de rayures, de collages, de retrouver la qualité initiale de l’image.
Sans le numérique, la restauration du Voyage dans la lune de Georges Méliès aurait été impossible même si, lorsqu’on a débuté ce projet en 1999, les technologies qui ont permis de le finaliser en 2010 n’avaient même pas encore été imaginées ! Et puis le numérique, c’est aussi la possibilité de voir L’Avventura chez soi, en vidéo à la demande (par exemple ici), puis Easy Rider (par exemple là), à n’importe quelle heure… C’est extraordinaire.
A mon époque, pour voir Arsenic et vieilles dentelles, il fallait que je me procure une bobine 16 ou 35 mm et un projecteur, ou que je trouve une salle de cinéma qui le programme – et encore, j’étais privilégié car je vivais à Paris ! C’est aujourd’hui ce que propose mk2 Curiosity par exemple : en plein confinement, offrir une fenêtre sur le monde tel qu’il est et tel qu’il a évolué depuis qu’on est capable de l’enregistrer. Nous sommes fiers de faire partie de l’aventure.
Quels sont vos prochains projets?
Georges Méliès a tourné et produit 530 films entre 1896 et 1912 avant de faire faillite. En 1923, exproprié de sa maison de Montreuil, il a pris tous ses négatifs originaux, toutes ses copies, ses décors, ses costumes, et les a brûlés dans son jardin. On pensait tous les négatifs originaux disparus… Mais nous avons découvert qu’il y en a quatre-vingt huit aux Etats-Unis. Comment est-ce possible ? C’est un petit mystère dont nous reparlerons prochainement, et qui nous promet quelques nouvelles découvertes de films perdus de Georges Méliès pour les années à venir. Nous partagerons ces films avec le grand public, ce qui est notre objectif premier. Nous allons continuer de redonner leur éternelle jeunesse à des œuvres imaginées par des artistes éternellement jeunes.
Si vous deviez conseiller trois films à voir ou revoir absolument pendant le confinement?
Parmi les plus célèbres, je dirais L’Aurore de Friedrich Wilhelm Murnau, parce que c’est l’un des films les plus lumineux et les plus simples qui soient. La Garçonnière de Billy Wilder, mon film de chevet tourné dans un Cinémascope noir comme la solitude et blanc somme l’amour simple – sur des décors inoubliables d’Alexandre Trauner. Et La Fiancée du pirate de Nelly Kaplan, car c’est un film de révolte et de jeunesse, et l’un des films les plus féministes jamais tournés. Et Bernadette Lafont y est à mourir de rire… grinçant.
J’en ajoute d’autres : parmi les plus obscurs, tentez les DVD de deux comédies musicales françaises du début des années 1930 qui valent bien tous les Jacques Demy du monde, Il est charmant et Un soir de réveillon avec Henri Garat et Meg Lemonnier (tous deux disponibles aux éditions Lobster, ndlr). Enfin, nous sommes en train de restaurer Outrage (1950), film noir d’Ida Lupino, un film de femme sur les violences faites aux femmes. Nous espérons pouvoir le faire découvrir à la rentrée… restons optimistes.
Si vous possédez de vieilles bobines de films, vous pouvez contacter Lobster Films au 01 43 38 69 69 ou par mail : lobster@lobsterfilms.com.